Le cinéma humaniste de Frédéric TELLIER

A travers ces films engagés, réalisés dans différents univers, Frédéric TELLIER a un don inouï pour nous confronter à nous-mêmes sans être toutefois donneur de leçons. Un effet miroir qui nous interroge sur notre personnalité profonde, notre vérité intérieure, mais aussi nos failles relationnelles. Agissant aussi comme un écho à la fameuse phrase de l’Abbé Pierre : Et toi qu’as-tu fait pour les autres ?

PAR ISABELLE CHABRIER

Né à Versailles, Frédéric Tellier est un réalisateur fasciné par la complexité de la nature humaine, construisant ses films avec force et minutie, tout en faisant rythmer immersion et émotion.

Il a réalisé le film « L’affaire SK1 » sur la traque du tueur en série Guy Georges en 2013, «Sauver ou Périr » en 2018 sur la vie d’un sapeur-pompier dont le destin bascule tragiquement, « Goliath » en 2021 sur la confrontation de trois personnes qui n’auraient jamais dû se croiser, leurs parcours s’entrechoquant autour du scandale de l’usage des pesticides dans l’agriculture.

Il creuse dernièrement son sillon social avec le film « L’Abbé Pierre une vie de combats », sorti en salle en novembre dernier et interprété d’une façon magistrale par Benjamin Lavernhe, sociétaire de la Comédie Française et Emmanuelle Bercot dans le rôle de Lucie Coutaz. Un parcours poignant sur la vie de l’Abbé Pierre qui a traversé le siècle, reflétant son profond engagement. Pourtant, celui-ci a douté de son action. Ses fragilités, ses souffrances, sa vie intime sont restées inconnues du grand public. Ce film nous délivre un portrait inédit de cet homme tout en évitant un aspect hagiographique.  

523_CBH6237 ©Jérôme Prébois

Zoom sur Fredéric Tellier…

Par un bel après-midi ensoleillé d’automne, je pars à la rencontre de Frédéric TELLIER. La mèche blonde en bataille, le regard bleu tendre, cet homme me reçoit chaleureusement avec un grand sourire. Immédiatement, il se dégage de cet homme une grande authenticité, une simplicité et un intérêt profond envers les hommes.

Isabelle CHABRIER  : Bonjour Frédéric, Votre parcours est assez atypique puisque vous vous destiniez en premier lieu à des études dans l’univers du sport. Puis, vous avez été admis dans une école de publicité. Après une rencontre avec Jean-Pierre Igoux puis Elie Chouraqui, vous êtes entré dans l’univers du cinéma en tant qu’assistant réalisateur pour la création de publicités, de films d’entreprise, puis en 1996, vous écrivez, réalisez et produisez votre premier court-métrage « l’Enfermé « qui a remporté plusieurs prix. Puis, les choses se sont accélérées lorsque vous avez rencontré Olivier Marchal en 2003 . Vous devenez Directeur Artistique du Film « 36 Quai des Orfèvres, et réalisez ensuite des téléfilms dans l’univers policier. En 2013, vous réalisez votre premier long métrage, l’Affaire SK1. En contemplant votre filmographie, vos films ont tous un point commun : la confrontation du bien et du mal. Vous êtes vous-mêmes passionné par la psychanalyse. Vous vous intéressez profondément aux personnes, à leur histoire, vous cherchez à comprendre les mécanismes si compliqués de l’âme humaine. Qu’est-ce qui vous fascine autant ?

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 Frédéric TELLIER : Son côté indicible, son côté incompréhensible …  La nature humaine m’émerveille autant qu’elle m’effraie, elle reste un immense mystère. Elle m’interroge beaucoup. J’ai beau changer de sujets, d’univers différents… Cette interrogation revient sans cesse.  A chaque fois que j’approfondis cela, je reviens à cette interrogation sur la complexité de la nature humaine.

Une gentillesse naturelle émane chez tous les bébés. Puis ils grandissent, deviennent des enfants, des adolescents. Ensuite, en fonction du contexte de leurs vies familiales, leurs personnalités changent. Combien pèse l’insouciance quand elle s’en va… Chez certains, leurs comportements basculent d’un seul coup … Le monde, une vie difficile, en pervertit certains.

Qu’est ce qui fait qu’à un moment donné, ils ont perdu cette insouciance, cette fraicheur de vivre …

Cela m’intrigue autant que les quelques grammes que l’on perd quand on meurt … On dit que c’est le poids de l’âme qui s’en va…

Cela me fait penser à cette notion de neurones mémoires, que l’on surnomme les neurones empathiques agissant dans les processus affectifs, tels que l’empathie. Ils  constituent un élément central de la cognition sociale en passant par les émotions et la compréhension d’autrui. Ont-ils disparu chez ces personnes marquées par le destin ?

 Qu’est ce qui fait donc que vous vous endurcissez au point de perdre cela au cours de votre vie et qu’il faut souvent un grand choc, malheureusement triste, pour vous ramener à cela, pour que quotidiennement vous vous dites « dans la vie cela vaut le coup d’être humain avec les autres, cela vaut le coup d’être empathique et de considérer l’autre », comme le disait l’Abbé Pierre.

La vie et tellement fragile en fait, tellement précieuse … Il est stupéfiant de voir des personnes d’une arrogance et d’une méchanceté incroyables qui ne construisent rien à part leur petit univers stérile. En faisant le bilan de leurs vies, quel manque de sens, quel vide abyssal ….

D’ailleurs, quand je rencontre une personne au grand cœur, en l’observant de plus près, je constate souvent que c’est une personne qui n’a pas été épargnée par la vie.

Photo ABP @JérômePrébois

IC : Vous construisez vos films avec ténacité, force, rigueur et minutie, en faisant une immersion totale dans des univers différents, le tout avec beaucoup de profondeur et d’émotion. Vous avez une capacité à embarquer le spectateur au cœur de vies marquées, entremêlées de tragédies, de passions d’injustices, et d’accidents. Qu’avez-vous envie de transmettre au public ? Vous sentez-vous investi d’une mission sociale ?

FT : Une mission de partage, d’union en tous cas. Le cinéma me fait vivre cela. Quand j’étais enfant et que j’allais au Cinéma C2L de Versailles, rue Jean Houdon, j’ai vraiment eu cette sensation très nette de m’offrir deux heures de voyage. Je partais ailleurs … Le cinéma est tellement immersif que je me glissais dans cette petite salle avec un rideau rouge dans mon souvenir, je me disais tiens je n’ai plus pensé à rien pendant 2 heures … J’étais avec Jésus de Nazareth de Zeffirelli, Ben Hur de William Wyler ou Orange Mécanique de Kubrick. 

Je ne sais pas très bien comment qualifier la mission dans laquelle je suis, mais je sais que cette idée d’union, de partage, d’échanges autour d’un sujet quitte à ne pas être d’accord, à se disputer m’enthousiasme…

Je trouve que toutes les nuances de jugements qu’offrent l’art, la culture c’est l’opposé du système binaire que l’on est en train de mettre en place c’est-à-dire : d’accord ou pas d’accord, si t’es pas d’accord tu es l’ennemi, si tu es d’accord, même si tu es un être désagréable, tu es dans ma communauté.

 En fait, la culture, le cinéma, l’art, la philosophie, la sociologie, la psychanalyse, la psychologie nous permettent de nuancer et confronter nos perceptions.   

La terre entière devrait voir le film « Le Cercle des Poètes Disparus » de Peter Weir pour mieux comprendre la diversité de l’âme humaine …

Tout n’est pas binaire, ce n’est pas parce que je ne suis pas d’accord avec toi que je suis ton ennemi même si cela touche à tes intérêts mais nos intérêts communs sont plus riches que tes petits intérêts et ce  n’est  pas  non plus parce que tu es d’accord avec moi que tu es  d’un grand intérêt pour l’humanité ….

La vie est tellement rapide, tellement furtive, autant en profiter. Donc je crois que mes films tournent autour de cela, l’exploration du bien et du mal, autour de cette mission tout en restant modeste. Ëtre cinéaste, c’est avoir envie de réunir des gens dans un spectacle assez immersif, cela me plaît à chaque fois de leur proposer de ressentir qu’ils sont un des personnages du film … Même quand je fais des plans larges, je reviens toujours à hauteur d’homme pour qu’ils se sentent immergés à l’intérieur de tel ou tel personnage.

BM ©Jérôme Prébois

IC : On sent dans vos deux derniers films une grande préoccupation pour les personnes fragiles, de condition modeste et en précarité. Dans votre dernier film « l’Abbé Pierre une vie de combats » vous avez intégré des plans de SDF vivant dans la rue à la fin du film. … Grand moment d’interpellation pour le public …   A l’instar de l’Abbé Pierre, vous êtes aussi un éveilleur de consciences. Le cinéma est-il pour vous un moyen de frapper d’une façon percutante les esprits afin d’essayer de rendre la société plus humaine ?

FT : J’ai énormément de compassion et de tendresse pour les victimes de la vie, qu’elles qu’elles soient, elles me touchent beaucoup.

On finit par les négliger, ne plus les voir, ne plus les considérer …  Nous sommes de moins en moins empathiques, authentiques. Nous sommes une espèce à la fois plus évoluée sur certains points et à la fois très défaillante sur d’autres points… 

C’est en pensant à elles que cette idée de réalisation d’un film sur l’Abbé Pierre est née et elle a fait son chemin.

Un jour ou l’autre nous connaîtrons tous notre propre effondrement.  A un moment donné, on va perdre un proche, des parents, des amis Il va nous arriver un pépin, on va avoir une maladie, on va avoir une déroute personnelle, subir une trahison et en fait, dans ces moments-là, nous sommes toujours incroyablement seuls. C’est un domaine d’études psychologiques qui me fascine beaucoup.

Au cours du tournage du film sur l’Abbé Pierre, je me disais qu’au-delà de tous les combats qu’il a pu mener, de toutes les nombreuses phrases merveilleuses que l’on peut se rappeler de lui, que ce soit : « servir avant soi qui est moins heureux que soi » et toi, qu’as-tu fait pour les autres aujourd’hui » « on est tous responsables de nous-mêmes «, il  y en a des milliers, je me disais qu’est-ce que j’ai envie de raconter à travers ce film … . J’ai eu envie de raconter l’histoire d’un petit homme totalement inadapté au monde qui a pourtant changé le monde, que l’on ne considère pas tout à fait comme cela, mais c’est quand même ce qui s’est passé.

Je me disais en fait : j’ai envie de raconter l’histoire d’un homme qui s’est battu toute sa vie pour que tous les êtres humains en précarité qu’il a croisés soient considérés.  Il voulait les remettre dans l’humanité. Il voulait les ramener à cela à chaque fois.  

J’ai eu envie de mettre en exergue une notion viscérale, chère à l’Abbé Pierre qui résume tout son combat, le mot « dignité » : que chacun ait une dignité … Pour lui cela commençait par un toit …

Finalement, il s’est battu toute sa vie pour faire en sorte que même les criminels qu’il a pris comme compagnons, il les a remis dans l’humanité … C’est au-delà du bouleversement, cela me fascine qu’un homme ait eu cette pensée simple de se dire qu’en fait tous ces êtres humains doivent être remis sur le seuil de la dignité. Au travers de mes films, quelques soient les monstres que j’ai pu filmer, je me suis dit : à un moment il a été un petit bébé merveilleux, que tout le monde a aimé. Qu’est-ce qu’il fait que son destin a basculé … . Voilà c’est cela qui m’interroge énormément et au-delà de tout ce que j’ai pu dire sur l’Abbé, quand je réduis mes propos à la plus petite phrase, ce qui me fascine en lui c’est son combat pour l’humanité ,pour rester en elle et ne jamais en sortir ….

 Pour répondre plus frontalement à votre question, je crois que je fais des films qui posent des questions sans donner de réponses car en fait je n’ai pas les réponses. C’est le cas des scènes finales du film de l’Abbé Pierre sur les personnes sans domicile fixe. J’aurais eu vraiment l’impression de rater ma mission ou de perdre mon temps pour le film si j’avais fait un portrait de lui qui s’arrête à sa mort avec un hommage et une belle musique à la fin …  Contempler le passé en se disant voilà quel beau parcours humaniste, mais il n’est plus là …

J’ai eu envie de ce petit coup de poing dans le ventre des consciences et que l’on se dise : et maintenant …. ? De reprendre sa phrase : Et toi qu’as-tu fais pour les autres aujourd’hui ? J’espère ne pas culpabiliser les personnes non plus ….Juste éveiller les consciences ….

Mon but était d’élever ce niveau de conscience, de ne pas renier, de ne pas être dans le déni, d’être authentique avec ceux qui ont le plus besoin de nous, d’avoir de l’empathie pour eux, et quoiqu’il arrive de les considérer. Que tout le monde ait une espèce de revenu universel de l’âme, d’être un peu plus dans l’univers collectif …

El le cinéma est justement un univers collectif.. Qu’on ne vive pas dans l’indifférence en se contentant de se dire « je n’y peux rien » . Dans cette époque actuelle très trouble sur le plan géopolitique avec ces guerres qui éclatent partout, on peut tout de même garder un peu d’âme constructive et positive. On peut construire ensemble quelque chose, même dans le chaos.

Pour moi réaliser des films, c’est une vraie mission j’ai souvent dit en riant, pour moi c’est comme entrer dans l’univers du film « Platoon »… 

J’y vais, je me suis conditionné, je mets mon sac à dos. Je prends mon arme qui est ma caméra et j’y vais .. Et il faut que je gagne cette guerre-là… En tous les cas que j’en revienne vivant, ajoute-t-il en souriant …

008_AAZ8874 ©Jérôme Prébois

C : J’ai eu la chance de collaborer avec votre équipe sur le lieu du tournage de certaines scènes du film « L’Abbé Pierre – une vie de combats » qui apparaissent à la fin du film dans le Tiers-Lieu de l’Ermitage à Versailles. Il y régnait une atmosphère harmonieuse, respectueuse de tous, tout était parfaitement orchestré et organisé. Votre humanisme rejaillit sur le moral de vos équipes. J’ai senti une admiration, un respect de votre équipe. Vous vous êtes entouré des mêmes acteurs sur plusieurs de vos films. Le cinéma représente-il pour vous une famille parallèle ?

FT : Je ne sais pas si je déteins sur eux ou l’inverse mais j’essaie de m’entourer de personnes de grande qualités artistiques et humaines. C’est un tel voyage de faire un film. On compare souvent cela à une traversée en bateau, on vit ensemble une période intense tant sur le plan humain que professionnel et d’un seul coup cela va s’arrêter, tout le monde va disparaître. J’ai vraiment l’impression que faire un film c’est une vie dans la vie. Hermann Hesse aurait pu écrire là-dessus « c’est un petit bout de vie dans le grande vie ». Vous avez intérêt à faire ce chemin là avec les bonnes personnes. Le sujet de l’Abbé Pierre nous a énormément portés.

Il y avait des similitudes architecturales entre la dernière demeure de la Communauté de l’Abbé Pierre dans la communauté d’Emmaüs à Esteville et le Tiers-Lieu de l’Ermitage à Versailles. C’est aussi un lieu d’accueil de personnes en précarité avec une implication humaine incroyable. 

J’avais beaucoup insisté auprès de l’équipe en demandant le plus grand respect pour ce lieu qui était une chance artistique pour nous. Une chance aussi personnelle de venir tourner dans un lieu aussi cohérent avec notre sujet. Nous étions tous très habités par cela.

Plus généralement, ayant été longtemps assistant réalisateur, j’aime l’atmosphère des tournages. Ce travail en commun avec différentes équipes, des corps de métiers différents m’enivre.

J’aime en particulier le travail avec les acteurs, de vrais moments profonds, précieux et gracieux.  

 Volontairement, mon attention s’isole des contingences logistiques pour me concentrer uniquement sur eux.  Je ne vois pas tout ce qu’il y a autour. Je suis d’ailleurs très exigeant sur le plateau, il ne faut pas qu’il y ait de bruit. Je sacralise une bulle de création avec eux. J’adore quand ils arrivent, que le décor et la lumière soient prêts pour se plonger dans l’atmosphère et passer directement à l’action.

J’ai conscience que notre travail va être alors filmé pour la postérité. On se dit que l’on doit mettre le paquet pour transmettre des émotions. Lorsque je déclenche le moteur, je pense au fait qu’on laisse une trace dans l’histoire, c’est une véritable grâce.

Quand je vois comment des films ont pu me remuer ou de la force des témoignages que j’ai pu recueillir, je me dis que c’est une grande chance d’avoir ce lien avec les gens.

Cela m’intrigue souvent dans mes sujets de savoir si je pense comme eux, ou si eux pensent comme moi. En fait, la magie de la culture et de l’art c’est de comparer ses impressions… Un cinéma est une sorte de temple. Le seul lieu au monde avec autant de personnes que vous ne connaissez pas et avec lesquels on va partager autant de sensations diverses. Cela n’existe nulle part ailleurs. Le cinéma c’est une expérience. Si tu l’intellectualises, c’est un vertige social énorme… Et non contents de cela, on vous plonge dans le noir.

C’est comme si on te disait : prends la main de tes voisins, tu vas entrer dans un état d’esprit particulier, consciemment ou pas tu vas entendre l’autre rire en même temps que toi, pleurer en même temps que toi, ou pas … . Cela va vous interroger en vous disant tiens il est extrêmement effondré alors que toi non  …  Le cinéma est presque une catharsis freudienne ….

J’aime particulièrement le premier travail de recherches, d’enquête au début de la réalisation du film. C’est une période que j’adore : rencontrer les gens, échanger, prendre des notes, recouper des pistes. Pour l’Abbé Pierre, je me suis beaucoup rapproché de Laurent Desmars, le Président de la Fondation Abbé Pierre qui a été son secrétaire particulier pendant presque 15 ans. Nous sommes devenus très proches.

J’ai besoin de comprendre mécaniquement comment les choses se passent pour après les interpréter …  Je ne veux pas interpréter les faits tout de suite, je veux comprendre dans quelle humeur était cette personne là ce jour-là, ce qui s’est passé avant, ce que cette humeur a provoqué, qu’est-ce que les autres en ont pensé. C’est mon côté fasciné par la psychologie sûrement mais j’aime bien comprendre les moteurs internes, les mécaniques. C’est un moment que j’aime beaucoup, d’essayer de maîtriser mon sujet. 

Nous avions envie avec le producteur d’offrir un spectacle très accessible, même si on voit de plus en plus souvent des films de plus de 3 h 00 . Dans sa version plus longue il faisait 2 h 45 – 50 . C’était autre chose, mais cela ne me semblait pas cohérent avec l’Abbé. J’avais envie de faire un film populaire au sens noble du terme donc il a fallu couper pas mal de choses.

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IC : Vous avez été élevé par votre mère divorcée. Elle était présente dans la salle au beau milieu des spectateurs lors de l’avant-première du film au cinéma Cyrano à Versailles (qui fut le cinéma de votre enfance).  Vous lui avez adressé un hommage très touchant.  Lorsque vous étiez étudiant, vous vous êtes investi dans une association qui lutte contre les agressions sexuelles faites aux femmes.  Pouvez-vous nous en dire sur cet engagement ?

FT : Le fait d’avoir été élevé par ma mère seule a sûrement conditionné le fait d’avoir cet instinct protecteur envers les femmes. Cela a l’air extraordinaire de défendre les femmes, mais c’est en fait la normalité.  

J’ai rencontré des personnes victimes de viols et ai constaté la destruction lente que cela avait produit chez elles. Quel niveau de violence inacceptable …

Bien sûr, ce n’est pas par hasard que j’ai réalisé L’Affaire SKI sur Guy Georges. J’étais étudiant à Paris pendant les années durant lesquelles Guy Georges a sévi. Il y avait des panneaux d’affichage partout dans Paris mettant en garde les femmes. J’ai alors choisi de soutenir notamment l’association de Jean-Pierre Escarfail, le père d’une des victimes de Guy Georges.  

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C : Revenons plus particulièrement à Versailles, vous êtes né à Versailles et avez grandi dans notre ville dans le quartier des Chantiers. Versailles terreau fertile de l’émergence de groupes de musique mais aussi de réalisateurs de cinéma comme vous même. Quels souvenirs avez-vous de votre enfance au sein du quartier des chantiers ?

FT : Je suis né à Versailles par hasard, mon père était militaire et travaillait à Versailles. Ensuite, mes parents sont partis en Provence. Puis, Versailles leur a manqué, nous sommes donc revenus nous installer dans cette ville. Mon père a quitté ma mère, et donc la cellule familiale. Ma mère a donc dû nous élever seule, mon frère aîné et moi-même. Elle a commencé à travailler en tant qu’hôtesse de caisse chez Félix Potin dans le quartier des Chantiers, un magasin qui n’existe plus, puis est devenue agent à la préfecture des Yvelines.  Vivre dans cette ville avec peu de moyens financiers était compliqué.

Finalement, quand on parle d’intégration sociale, je constate que je suis un transfuge social, je ne peux pas dire autre chose, j’ai changé de classe sociale, en grande partie grâce au fait d’avoir vécu à Versailles. Ce mélange sociologique de Londres qui fait rêver tant de monde, eh bien je l’ai connu à Versailles. J’habitais dans un quartier défavorisé à la Sablière à la sortie de Versailles, je fréquentais des amis de mon milieu social et aussi des enfants de médecins, d’avocats, de dirigeants d’entreprises, ce brassage social, cet échange culturel nous a beaucoup enrichis les uns des autres.

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 IC : Pensez-vous que le fait de vivre dans cette ville au riche passé historique vous a stimulé aussi sur le plan artistique ?

Ma mère nous avait inscrits à des petits ciné clubs de quartier formidables, je me souviens en particulier de ce fameux C2L, qui projetait des chefs d’œuvres, cela m’a transmis l’amour du cinéma. C’est vraiment là que je me suis dit j’aimerai faire plus tard du cinéma, en allant justement dans ce tout petit cinéma.

En septembre dernier, lorsque je suis venu présenter avec mon équipe le film sur l’Abbé Pierre au Cinéma le Cyrano en avant- première, j’ai ressenti une vague de souvenirs à la fois délicieux et émouvants.  Je me revois enfant passer la main sur cette rambarde en bois pour tourner, descendre et quitter la salle.  Ce cinéma devrait être inscrit au patrimoine de l’Unesco ajoute-il en souriant : la décoration typique des années 1970, la prédominance de l’orange et du marron ..

Ma mère nous avait inscrits aussi aux rencontres inter-scolaires au Théâtre Montansier. Elle nous a donné le goût pour la lecture et les expositions artistiques et nous emmenait régulièrement au Château.

En vivant à Versailles, j’avais justement accès en permanence à une richesse culturelle et artistique incroyable, par les expositions, les concerts, des activités proposées par la Mairie, l’offre dense des bibliothèques, la beauté de l’architecture des bâtiments et immeubles de la ville. J’ai une grande reconnaissance d’avoir été intégré et non jugé à cette époque par les amis, les autres élèves, parce que la jeunesse a cette insouciance formidable, les origines sociales de chacun nous importent peu.

Quelle richesse musicale, je me souviens du concert incroyable des Pink Floyd en 1988 sur la Place d’Armes, du concert de Rod Stewart au Stade Montbauron, des tremplins du rock qui avaient un succès phénoménal, et des programmes denses de radio privées versaillaises à l’attention des adolescents. 

J’ai fait aussi beaucoup de sport. J’allais faire du sport régulièrement au stade des Chantiers et courir dans le bois des Gonards. Je pense avoir fait des milliers de kilomètres là-bas.

J’ai fait de nombreuses compétitions sportives d’athlétisme au Stade Montbauron. Je revois la piscine avec le grand plongeoir du bassin extérieur …   

J’ai aussi beaucoup travaillé en parallèle de mes études. Je me souviens de l’agence Versailles-Jeunesse rue Montbauron. De nombreux jeunes allaient comme moi consulter les petites annonces de jobs. J’ai été déménageur, manutentionnaire …. Je me souviens d’une petite annonce intitulée « recherche disquaire » alors comme j’aimais bien la musique, j’ai répondu à cette annonce en pensant que c’était pour classer des disques. Ils cherchaient en fait un DJ et m’ont quand même pris. Je suis devenu un vrai DJ, j’ai gagné de l’argent en animant des soirées et après quand la musique électro est arrivée, j’ai organisé des soirées des free party avec des amis, ces fameuses soirées qui s’appelaient les Love nights.

J’étais élève au Lycée Marie Curie, nous allions au Café « La Bruyère », le « Lab » pour les intimes, qui existe encore d’ailleurs, c’était notre « spot ».  Je me souviens des petits bistrots de la Place du Marché, des pique niques familiaux dans l’immense écrin de verdure du parc du château. 

Toutes ces expériences ont été une excellente école de vie.

Je suis profondément attaché à la ville de Versailles. Elle reste pour moi chevillée au corps. Je me rappelle tendrement de toutes ces années …

J’éprouve toujours beaucoup de plaisir en revenant dans cette ville dont le dynamisme et l’esthétisme nous a portés et élevés, mon frère et moi, tant sur le plan humain que culturel et artistique.

Isabelle CHABRIER

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